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Chapitre 46, 47 et 48

19 Mai 2013 , Rédigé par Eddy Lavallée

46

L’homme au crâne rasé venait de sortir du manoir, trainant Mr Dumont avec violence. Les deux hommes étaient sur le perron et commencèrent à en descendre les degrés. Le malheureux père de famille était en larmes et se tenait la mâchoire, qui lui envoyait des signaux de douleur lancinante depuis qu’il s’était fait cogner dans le bureau du Rital.

Puis Mr Dumont, rassemblant toutes ses forces et son courage – ce qui ne pouvait malgré tout rien donner de bien impressionnant, pour cet homme qui avait toujours vécu loin de toute action –, se campa sur ses deux jambes et repoussa des deux mains son agresseur. L’homme de main sortit alors une matraque télescopique de sa poche, la déplia d’un coup sec, et revint vers le bonhomme joufflu en armant sa frappe.

Le pauvre Mr Dumont, qui avait déjà utilisé toutes ses ressources, ne parvint qu’à pousser un cri de terreur. Il ignorait alors que ce réflexe de crier, ancré dans ses gènes depuis la Nuit des Temps, ne servait en aucun cas à éloigner le danger, mais juste à prévenir ses congénères qu’il y avait un danger là où il se trouvait, et qu’il fallait le fuir. Un geste altruiste qui avait perdu toute sa beauté, car dénué de cette intention.

La matraque s’abattit sur son genou, sur son bras, et finalement sur son crâne, annihilant chez la victime toute velléité offensive.

— Reste tranquille mon bonhomme ! dit le sbire en le saisissant au col et en le traînant de nouveau.

Il l’entraîna alors vers une imposante Mercedes grise. Il ouvrit la portière passager, y fit entrer Mr Dumont, puis vint s’installer à son tour sur le siège conducteur.

— T’as intérêt à rester calme mon vieux. Parce que ne crois pas que les menaces que t’a faites mon boss sur ta famille étaient à prendre à la légère. Si tu tentes quoi que ce soit, on bute tout le monde. C’est simple. Donc maintenant, on va gentiment aller chercher ta fille, et on va l’amener à un de nos maquereaux, qui va la coacher avant de la mettre au boulot, si tu vois ce que je veux dire… Mais ne t’en fais pas, je suis sûr qu’elle va aimer ça !

L’homme joufflu et dégarni refondit en larmes.

Le sbire tourna alors la clé dans le contact, et le moteur démarra dans un puissant vrombissement. Il enclenchait la marche arrière, quand son portable se mit à sonner dans une des poches de son blouson. Il remit donc le levier de vitesse au point mort et se saisit de son téléphone. Le nom de Jimmy apparaissait sur l’écran.

— Oui ? fit-il après avoir accepté l’appel. Qu’est-ce que tu veux ? … Maintenant ? … Mais j’ai une course en cours là… C’est si urgent que ça ? … Bon d’accord, j’arrive.

Il prit donc finalement la direction de chez Jimmy, accompagné de son passager transi de peur.

47

De multiples capillaires lésés laissaient échapper le sang qu’ils conduisaient. Ces fuites dans le réseau de plomberie, formé par ces minuscules vaisseaux sanguins, firent s’accumuler le plasma et les globules rouges sous la peau, tant et si bien que l’œil se trouva bientôt totalement recouvert par la paupière et l’arcade devenues difformes.

Le sbire au crâne rasé était assis sur le carrelage de la cuisine, attaché aux côtés de Jimmy, ses lunettes tordues gisant à quelques pas de là. Il était momentanément borgne du fait de son hématome, mais c’était là le cadet de ses soucis.

Lorsque, une fois arrivé chez son acolyte, et devant l’absence de réaction à ses coups de sonnette, il avait décidé d’entrer de lui-même dans le pavillon, et qu’il avait alors vu surgir un homme, il avait bien tenté de se défendre, mais la furie de violence que déchaîna Karl ne lui laissa pas la moindre chance. Il s’était fait joliment rosser, et plus que ce que n’eût justifié une simple mise hors d’état de combattre.

Après une fouille rapide de ce nouvel invité, un revolver avait été trouvé, qui était venu s’ajouter à celui dont Jimmy s’était déjà vu contraint de dévoiler la cachette.

Julia, Joe et Karl regardaient maintenant leurs deux prisonniers en silence, semblant peser le poids de leurs décisions et actes à venir. Ils savaient qu’ils s’étaient maintenant engagés trop loin pour pouvoir reculer, et que leur destin, ainsi que celui de leurs victimes, était désormais scellé. Mais ce serait une erreur que de considérer l’état mental des trois amis comme identique : tandis que Julia semblait très soucieuse et nerveuse, Joe paraissait réfléchi et calculateur, et Karl se contentait d’afficher un rictus sadique d’anticipation.

— Bien, Messieurs, prononça finalement Joe. J’imagine qu’en deux mois, vous n’avez pas eu le temps d’oublier nos visages, et que par conséquent, vous savez très bien pourquoi nous sommes réunis aujourd’hui.

Il s’arrêta et posa son regard sur l’un puis l’autre des hommes au sol.

— Ouais, répondit Jimmy. Je me rappelle très bien t’avoir fait crier comme une fillette. J’ai rarement autant rigolé !

Karl gratifia cette saillie d’un coup de ranger dans la mâchoire, qui brisa une incisive de l’orateur au talent contesté. Jimmy cracha la dent, avec un filet de bave et de sang.

— Vas-y, dit Karl, fais-nous plaisir, continue à faire le mariolle.

Joe observa le morceau d’ivoire et d’émail qui se trouvait sur le carrelage, parmi les débris de verre. Il s’étonna de n’en éprouver aucune gêne, ni aucun sentiment de compassion.

— Le soucis pour vous, dit-il, c’est que maintenant, vous ne nous êtes plus d’aucune utilité dans notre plan. Donc votre chemin va s’arrêter ici, je le crains.

— Le boss vous fera payer ça très cher ! cria l’homme au crâne rasé et à l’œil clos. Vous ne savez pas ce dont il est capable ! Il vous fera vivre un véritable enfer !

— Oh ça, ça m’étonnerait…, dit Karl sur un ton lugubre et mystérieux que seul Joe comprît.

Un nouveau temps de pose silencieux se fit, que rompit Joe :

— Julia, je pense que tu devrais aller attendre dans le jardin maintenant…

— Oui, je crois que tu as raison.

Elle jeta alors un dernier regard aux condamnés, puis quitta la cuisine.

— Allez, maintenant on va se les farcir ! exulta Karl qui n’en tenait plus d’impatience.

— Attendez ! essaya Jimmy en zozotant. Nous, on ne faisait qu’obéir aux ordres du boss. C’est pas nous qu’il faut descendre ! Libérez-nous et on vous aidera !

Un nouveau coup de ranger vint ponctuer sa réplique. La solide chaussure atteignit cette fois-ci les côtes flottantes. Karl lui fit un grand sourire et dit :

— Tout à l’heure, je t’ai cogné à cause de ta provocation. Mais je ne tolérerai pas plus tes supplications de sans-couilles pathétique. Compris ?

Le visage de Jimmy était crispé de douleur. Sa douzième côte avait été brisée.

— Ah la la…, fit Joe. Le pire, c’est que tu n’as pas entièrement tort… Tout n’est pas de votre faute, dans le sens où personne ne vous a éduqué suffisamment tôt pour éviter que vous deveniez les grosses saloperies que vous êtes aujourd’hui. Alors franchement, j’aimerais bien pouvoir rectifier ça, mais malheureusement il est trop tard. Pour dresser des têtes de cons telles que vous, il ne faut rien de moins que le réflexe conditionné de Pavlov. Si, à chaque connerie que vous avez faite, vous aviez reçu un bon gros taquet sur le museau à vous en faire vibrer la cervelle, il est certain que l’association se serait rapidement faite dans vos crânes de piafs, et que par auto-préservation, vous auriez fini par ne plus mal agir. Mais encore une fois, il aurait fallu que ce soit fait bien en amont, là, vous êtes perdus. Et quand un chien méchant est trop vieux pour être dressé, il ne reste plus qu’à le piquer. Or tels que vous nous voyez là, avec mon collègue, nous sentons naître en nous une vocation de vétérinaire.

Karl s’approcha alors des deux hommes attachés par terre, avec une expression faite de haine, de joie et de sadisme, qu’aucun mot ne saurait fidèlement rendre.

48

Julia patientait dans le jardin.

Le soleil couchant brillait encore, mais une brise naissante anima les branches des arbres et fit voleter ses cheveux blonds. Elle arpentait le terrain de long en large, ne pouvant se résoudre à rester immobile, sans doute par crainte de laisser son esprit vaquer trop librement à ses activités de réflexion et d’imagination. Car bien qu’elle détestât les deux sbires du Rital pour ce qu’ils avaient fait à son petit-ami, et qu’elle cautionnât le fait qu’il était légitime de les faire payer, il lui était insupportable de penser qu’en ce moment même, on était en train de leur ôter la vie, à seulement quelques mètres d’elle, et que Joe y prenait part. Visualiser son compagnon en train de commettre l’irréparable lui donnait la nausée. Voilà pourquoi elle marchait, encore et encore, essayant de se concentrer sur les éléments du décor qui l’entourait.

Quand elle vit finalement Joe et Karl s’extirper de la maison, un frisson lui parcourut le dos. Joe était blême et ses yeux hagards fixaient un point imaginaire devant lui, tandis que Karl n’avait changé en rien, arborant toujours cet air psychotique qui ne le quittait plus depuis maintenant deux mois.

— C’est fait ? demanda-t-elle avec une voix enrouée, avant de déglutir difficilement.

Joe n’offrit qu’un léger hochement de tête pour toute réponse.

— Ouais ! lança Karl, qui était d’humeur moins laconique. Y a maintenant deux grosses merdes en moins qui arpentent la planète ! On les a fumés bien comme il faut, bien proprement ! Tu peux toujours aller vérifier à l’intérieur par toi-même, si c’est le genre de spectacle qui te botte. Faut dire que ça a son charme, y a pas de doute. Mais c’est dommage que je n’aie pas envie de pisser, parce que j’aurais bien souillé un peu leurs cadavres, ça aurait parfaitement terminé le tableau.

Une nouvelle vague de nausée, plus violente cette fois, assaillit Julia, qui se retint à grand peine de vomir.

— J’ai besoin de me poser un instant, dit-elle en se passant la main sur le front.

— Et rester sur les lieux d’un crime ? ironisa Karl. Très bonne idée !

— Non, vraiment, reprit Julia. Je ne me sens pas bien... Il faut que je m’assoie… Juste cinq minutes.

Tous les deux regardèrent Joe, comme s’ils recherchaient un arbitrage. Celui-ci se contenta de hausser les épaules. Il ressentait en réalité lui-aussi le besoin de reposer ses jambes.

— A l’arrière de la maison, c’est complètement à l’abri des regards, dit Julia. On peut y être sans se faire repérer.

Les trois complices contournèrent donc le pavillon et s’assirent sur une rangée de dalles qui courait le long du mur, excepté Karl, qui était bien trop excité pour accepter de poser son séant, et qui préféra demeurer debout.

Cette pause, nous l’avons dit, arrangeait bien Joe. L’exécution à laquelle il venait de prendre part l’avait passablement retourné, et il comptait bien profiter de cet interlude pour retrouver ses esprits. Il était d’ailleurs très étonné de sa réaction, qui n’était pas du tout en adéquation avec ce à quoi il s’était attendu durant ces semaines de préparation. Il avait en effet naïvement pensé qu’il serait en mesure d’agir sans émotion, tel une implacable machine exécutant froidement les tâches qui lui sont assignées. Seulement, la réalité du terrain lui avait froidement rappelé qu’il n’était pas homme d’action. Mais il connaissait suffisamment les méandres du cerveau et les subtilités du fonctionnement de l’esprit pour parvenir à rapidement reprendre le dessus.

Alors qu’il s’astreignait déjà à ce travail mental, Julia prit la parole :

— Ecoutez, pour être sûre que ce que nous avons fait n’est pas totalement taré et horrible, j’ai besoin que vous m’en disiez plus sur ce qui vous est arrivé. Parlez-moi un peu des quinze jours pendant lesquels vous avez disparu. Sinon, je risque de ne jamais m’en remettre.

Accoudée sur ses genoux et le visage défait, elle faisait peine à voir. Et l’absence de grossièretés dans son langage montrait bien à quel point elle était désemparée.

Joe la fixa un instant, éprouvant de nouveau un profond sentiment de culpabilité pour l’avoir impliquée là-dedans. Son plan avait fonctionné, mais à quel prix ?

C’est Karl finalement qui, toujours piétinant debout sur le gazon, répondit en premier :

— Faut juste que tu saches que les deux bâtards qu’on vient de refroidir méritaient de crever. Ils nous ont fait subir toutes les tortures que tu peux imaginer, en se basant apparemment sur un bouquin du Moyen-âge. Te donner plus de détails ne t’aiderait pas, vaut mieux pas que tu t’imagines.

— Mais Joe m’a fait comprendre que pour toi, ça a été encore pire. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Ouais, j’ai morflé bien plus que ce que n’importe qui encore vivant sur Terre ne peut imaginer. Mais pour ça, c’est pareil, vaut mieux pas que tu en saches plus, ça ne serait pas te rendre service.

Julia était visiblement déçue et frustrée par cette réponse, mais elle était surtout étonnée par le caractère plutôt responsable de ces propos, sachant qu’ils venaient de Karl.

— Tiens ! intervint alors Joe. Je repense à une chose que je ne vous ai pas dite : dans la ferme où nous avons été soignés, il y avait un lépreux qui vivait dans une cabane. C’était assez dégueu à voir, et je ne savais pas qu’il y en avait encore de nos jours.

Joe se perdit un moment dans ses souvenirs. Il ignorerait toujours qu’il s’agissait du frère de Mr Carnot, mis à l’écart dans ce cabanon, et qui ne profiterait jamais des traitements de la médecine moderne. Tout comme il ignorerait qu’à seulement quelques dizaines de mètres de là, le pauvre Mr Dumont se morfondait dans la voiture du sbire au crâne rasé, et mettrait plusieurs heures à oser en sortir, ne voyant pas revenir son ravisseur, et vivrait ensuite dans la crainte durant de longs mois, ne sachant pas que la source de ses problèmes avait disparue.

— Vous savez ce qui est rouge, long et qui fond dans la bouche ? demanda Karl en ricanant. Une bite de lépreux !

Cette blague, aussi de mauvais goût fût-elle, parvint à arracher un petit rire à Joe. Son ami n’avait jamais eu le timing pour la plaisanterie, et c’était ce qui le rendait désopilant.

— Tsss…, fit Joe en montrant du doigt le sol sur la droite de Karl. Regarde-moi ça si c’est pas malheureux…

— Quoi ? demanda Karl qui ne voyait rien de spécial.

— Bah ton ombre.

Karl observa son ombre, qui s’étirait loin sur le côté, du fait des rayons obliques du soleil couchant. Mais il eut beau fixer sa silhouette allongée, qui assombrissait le gazon bien vert de cette fin d’année, il ne comprit pas où voulait en venir son ami.

— Tu te rends compte, reprit Joe, que le Soleil se trouve à 150 millions de kilomètres de la Terre ? Donc, la lumière qu’il émet doit parcourir toute cette distance à travers le vide intersidéral, à la vitesse folle de 300 000 kilomètres par seconde ! Elle fait donc ce voyage inimaginable, qui dure un peu plus de 8 minutes, qu’aucun esprit humain ne peut réellement appréhender, et quel est le premier obstacle qu’elle rencontre et qui met fin à sa course ? Toi ! Un voyage hallucinant interrompu par un simple abruti ! Donc oui, tu devrais avoir honte de ton ombre…

Karl s’amusa de la vanne.

Mais comme pour y répondre, l’ombre disparut en même temps que la lumière du soleil. Les trois amis regardèrent alors en direction de l’astre caché, et virent une terrible masse de nuages noirs débarquer de l’horizon, tels une armée céleste prête à faire parler le feu.

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