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Chapitre 2

17 Juin 2013 , Rédigé par Eddy Lavallée

Nous espérons qu’à ce stade, le lecteur se fait déjà une idée plus précise de ce personnage. Quoi qu’il en soit, l’image s’affinera encore, car nous allons avoir le plaisir de le voir évoluer dans notre histoire sans plus tarder.

C’est donc à l’âge de 27 ans, nous le rappelons, que nous retrouvons ce cher Karl. Il jouait une partie de flipper – martyrisait un flipper serait plus juste – dans un petit bar-tabac de village. Sa pinte de bière était posée sur une table à côté et il tirait convulsivement sur une cigarette, ces événements se déroulant en 1999, avant l’interdiction de fumer dans les lieux publics. En plus du comptoir, seuls quatre tables et un baby-foot complétaient le mobilier. La décoration murale n’était pas en reste, se composant d’une affiche à la gloire de l’équipe de foot locale, d’un carton annonçant fièrement le gain record au tiercé dans l’établissement, et d’un poster d’un tableau de Van Gogh aux couleurs passées. Mais non content d’enchanter ainsi la vue, ce troquet était également un plaisir de tous les sens : de subtiles effluves de tabac, de graisse et de sueur régnaient dans toute la salle ; une douce mélodie, composée de la musique à cinq notes du flipper et de ses claquements secs, des frottements des chaises et des chocs des verres, venait flatter les oreilles des mélomanes présents, qui eux-mêmes y ajoutaient leur contribution en parlant un peu trop fort ; et une chaleur moite se chargeait d’envelopper délicatement les corps suintants.

Trois clients étaient installés au comptoir, buvant du mauvais rouge et discutant avec le barman. Aussi absorbé par sa partie de flipper que fût Karl – c’était comme s’il jouait sa vie à chaque fois – il ne put s’empêcher d’entendre la conversation qui avait lieu dans son dos :

— Dites les gars, vous êtes au courant du cambriolage qu’il y a eu hier chez le parigot ?

— Le voisin de Thierry ? J’en ai entendu parler ouais, mais j’ai pas eu les détails.

— Bah y a deux branques du coin qui sont entrés chez lui le soir en défonçant la lourde à coups de pied. Le parigot et sa grosse n’étaient pas là, mais ces deux blaireaux ont tellement fait de boucan qu’ils se sont fait griller par la voisine. Elle a appelé les flics, qui ont déboulé en cinq minutes et qui les ont chopés pendant qu’ils étaient encore dans la baraque.

— Ah ! Ah ! Et il ne manquait rien ?

— Non, juste quelques trucs de pétés. En fait, les poulets sont arrivés au moment où ils essayaient d’embarquer le coffre-fort et la collection d’armes. Et j’aime mieux te dire que le proprio il est blindé de thune.

— Pour un coup que les flics font leur boulot… Au lieu de nous voler avec des amendes à la con, pour enrichir l’Etat parce qu’on dépasse d’1 km/h la vitesse en bagnole…

Le reste de la discussion, nous l’occulterons volontairement, chacun ayant déjà eu le loisir d’en entendre le clone plusieurs fois dans sa vie. Pendant ce temps, Karl, qui n’avait rien manqué de ces paroles, finissait sa partie, sa clope et son verre, tout ceci dans la précipitation, comme à chaque fois qu’il avait une idée en tête. Il lâcha ensuite une poignée de monnaie sur le comptoir et quitta les lieux.

Pour lui, la situation était simple : il fallait se rendre rapidement à cette maison et finir le boulot. S’il y avait un coffre-fort, peu importe ce qu’il contenait, et des armes probablement coûteuses, alors autant que ce soit lui qui en profite. C’était d’ailleurs grâce à ce genre de méfaits qu’il subvenait en grande partie à ses besoins depuis quelques années, car il se refusait formellement à trouver un travail, et encore plus à le garder.

Et comment pourrions-nous l’en blâmer ? Car qui, s’il en avait vraiment le choix, accepterait de vivre une vie de travailleur moyen ? Se lever le matin, cinq jours sur sept, pour aller exécuter les mêmes tâches répétitives et inintéressantes à longueur de temps, sous les ordres de petits chefs pathétiques, et ce durant quarante-cinq ans ; gagner juste assez d’argent pour pouvoir payer le crédit d’une voiture qui aura perdu toute sa valeur à l’issue du remboursement, et partir en vacances quand c’est enfin autorisé, toujours aux mêmes endroits, à se disputer un coin de sable avec le reste du troupeau ; faire gentiment ses crises existentielles préprogrammées environ tous les dix ans, sans pour autant jamais oser prendre de véritables décisions de changement salvatrices et se libérer d’un carcan accepté depuis le début ; finalement parvenir à une retraite tant attendue et se rendre compte qu’il est trop tard pour en profiter, les projets étant réservés à la jeunesse, au moment même où ils sont irréalisables ; laisser alors passer le temps en se voyant vieillir et dépérir, puis finir en maison de retraite dans laquelle s’engouffrent toutes les économies de cette vie de labeur, entouré d’autres grabataires, et attendre la mort dans un mélange de peur et de soulagement…

Ce n’était pas suite à un tel constat que Karl avait choisi de vivre en marge du système, cela parait évident. Cela avait seulement été le fruit du comportement inné et basique qui nous fait fuir les choses désagréables. Mais parfois, ce sont les gens les plus simples et les plus rustres qui prennent les meilleures décisions.

Karl, après être sorti du bar, enfourcha sa mobylette et fila droit chez lui pour y prendre un peu de matériel. Une fois son kit du parfait petit voleur réuni, il se rendit chez un ami vivant quelques maisons plus loin. A peine eut-il sonné et fut-il accueilli par l’hôte qu’il lança avec un débit de paroles rapide et confus :

— Joe ! Prends ton matos, on va s’faire une baraque pas loin, y a un coffre, on va tout ramasser pendant que c’est encore là !

— Attends, attends mon gars. Du calme. De quoi tu me parles là ? D’une, tu vas mieux m’expliquer de quoi il s’agit, et de deux, si tu crois qu’on va se pointer comme-ça en plein jour, la gueule enfarinée, prendre ce qu’on veut et dire « Merci ! Au revoir ! », bah j’ai le regret de t’annoncer qu’une fois encore, tu as oublié de connecter ton cerveau ce matin et que tu n’agis que grâce à ta moelle épinière, ce qui n’est déjà pas mal au passage hein, y a même des métiers où c’est une qualité, par exemple tu pourrais faire une belle carrière dans l’armée.

Karl avait écouté cette sentence en se contenant à grand peine et en se tapotant les cuisses d’impatience.

— Fais pas le con mec, dit-il. Faut pas attendre que tout soit sécurisé là-bas.

— Ecoute-moi bien, l’interrompit Joe. Il y a autant de chances que je te suive comme-ça, sans poser de questions, qu’il y a de chances que tu obtiennes un doctorat de mathématiques cet après-midi. En d’autres termes, je préférerais me faire poncer le fion au papier de verre à gros grain plutôt que d’adhérer à ton plan. Donc, assieds-toi, et raconte-moi tout en détails, on gagnera notre temps.

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E
Salut Six-one !<br /> Ca faisait longtemps !<br /> Pour les balises, c'est normal, la nouvelle version d'overblog ne permet pas d'afficher les articles dans l'ordre de parution (ce qui est quand même foireux pour un roman), du coup il a fallu rusé et modifier les dates de parution des chapitres.
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S
Sinon juste pour dire... les balises 'article précédent' et article suivant' envoient respectivement au chapitre suivant et au chapitre précédent...ça ne devrait pas être l'inverse ?
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S
J'ADOOOOOORE la vision que tu as de ce que devient la vie une fois que l'on entre dans le monde du travail :-) C'est tellement vrai....surtout pour les projets irréalisables par manque de moyen au moments où on peut se permettre d'y penser :-) AU moins le Karl il n'a pas tous ces soucis là en tête. Mieux encore il n'y a même pas pensé XD
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