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Chapitre 8

11 Juin 2013 , Rédigé par Eddy Lavallée

— Vous avez quoi comme vinasse pas chère ? Pas la peine qu’il soit bon hein, tant que vous ne nous sortez pas un vinaigre pour décaper la rouille, ça ira.

Karl, en œnologue avisé, avait fait cette demande au serveur du restaurant qui afficha un air circonspect. Outre notre gentleman, se trouvaient à table Joe, Julia, ainsi qu’une quatrième personne, Coralie, la sœur de Julia.

Coralie avait vingt-trois ans et était de deux ans la benjamine de sa sœur. D’une beauté discrète et non entretenue, elle trouvait beaucoup d’affinités avec l’idéologie du mouvement hippie notamment. Pacifiste, végétarienne, féministe, anticapitaliste, elle ressentait de profondes convictions, mais se trouvait en difficulté lorsque venait le moment de les défendre face à ses détracteurs. Il faut dire, à sa décharge, que ce n’était pas grâce aux discours affligeants de niaiserie et de simplisme de ses gentils-amis-rastas-fumeurs-de-cannabis, sur lesquels elle avait pourtant fondé ses croyances, qu’elle aurait pu développer un argumentaire un tant soit peu cohérent. Evidemment, elle représentait pour Joe une cible privilégiée.

Il nous faut également ajouter une chose, afin de rendre bien claire la situation existant au sein de ce petit groupe d’individus. En effet, Coralie, qui était timide de nature et ne partageait pas la liberté sexuelle pourtant chère au courant hippie, vivait un célibat de longue date, et cela lui pesait. Aussi sa sœur Julia s’était mise en tête de lui faire rencontrer quelqu’un. Mais après quelques essais infructueux, et le cercle de ses connaissances s’étant réduit drastiquement, elle s’était finalement résolue, à contrecœur précisons-le, à lui présenter Karl. Or celui-ci n’était pas réputé pour son tact envers la gente féminine.

Il nous semble maintenant que les bases nécessaires sont posées pour que le lecteur puisse profiter pleinement de ce qui va suivre.

— Je propose de porter un toast ! dit Joe en tendant son verre devant lui. Vous savez tous que nous sommes réunis ici ce soir pour fêter une réussite dans le domaine des affaires avec mon associé ici présent.

Julia leva les yeux au ciel.

— Je nous souhaite donc une longue prospérité, continua Joe.

— Ah c’est bien, ça ! dit Coralie en trinquant, désireuse de sociabiliser. Et vous travaillez dans quoi précisément ?

— Dans le transit de marchandises surtout, répondit Joe.

— Ouais voilà, c’est exactement ça ! confirma Karl en ricanant, se croyant subtil.

Coralie réajusta sa position sur sa chaise, s’accouda sur la table en se penchant vers l’avant, comme pour montrer qu’elle accordait tout son intérêt à cette discussion qui donnait pourtant dans la banalité la plus totale, et dit :

— C’est un boulot qui doit être intéressant. Vous travaillez pour une entreprise ?

— Non, nous sommes à notre propre compte, répondit Joe. Et toi, ça se passe bien dans ton magasin de nourriture bio ?

— Attendez ! les coupa Karl en riant d’avance de ce qu’il allait dire. Faut absolument que je vous pose une question maintenant : le clitoris chez une femme, c’est devant ou derrière ? Non parce que si c’est devant, je crois que j’ai encore sucé une hémorroïde toute la nuit.

Joe cracha le morceau de pain qu’il mastiquait, pris par surprise par la blague de son ami. Julia était consternée, et Coralie ne savait pas trop comment réagir. Elle choisit finalement de faire comme si les dernières secondes n’avaient jamais existé :

— Oui, ça se passe très bien au magasin. On a une bonne clientèle.

Karl, tout occupé à s’amuser de sa propre performance, ne s’aperçut même pas que la conversation avait repris en l’ignorant, tout comme il ne s’était pas aperçu qu’il l’avait interrompue de façon fort peu courtoise.

— Quand tu dis « bonne clientèle », rebondit Joe, j’imagine qu’il s’agit d’un mélange de bobos, de végétaliens rachitiques et de babas cools, non ?

— Tu peux les appeler comme tu veux, répondit Coralie avec calme, habituée qu’elle était de subir les piques du petit-ami de sa sœur. N’empêche que ce sont en majorité des gens biens, qui essaient de vivre de façon plus équitable et plus respectueuse des êtres humains et de la planète.

— Mais bien sûr…, ironisa Joe dans l’espoir d’hameçonner sa proie.

— Si, c’est vrai ! Et tu es très mal placé pour en parler. Toi qui es dans le commerce, tu sais qu’avec seulement 10% du budget planétaire de la publicité, on pourrait éradiquer la faim dans le monde ?

— Oui, et alors ? demanda Joe, ravi de voir que le débat glissait sur la pente qui l’arrangeait.

— Comment ça, « et alors ? » !

— Bah c’est juste qu’il n’y a aucun lien logique dans ton affirmation. Aucun rapport entre les deux. En fait, tu sous-entends qu’il est honteux de dépenser de l’argent pour la pub plutôt que pour mettre fin aux famines. Soit. Mais on pourrait dire également qu’avec seulement 4% du budget de l’Education, on pourrait de même nourrir tous les plus nécessiteux. Pourtant on n’entendra jamais cet argument, or tu seras d’accord avec moi pour dire qu’il est plus important de donner à manger à un enfant qui meurt de faim plutôt que d’apprendre à un autre enfant bien nourri à faire des soustractions. N’est-ce pas ? Et ce raisonnement est vrai pour tous les budgets mondiaux, quels que soient leurs domaines d’application. La recherche, l’armement, la santé, tout ce que tu veux. Donc ton argument tout fait sur la publicité, cet élément grossier de prêt-à-penser, tu le gardes pour des gens moins avertis s’il te plaît.

— C’est idiot ce que tu dis, répondit Coralie qui ne voyait pas comment répliquer intelligemment à cela.

Julia, qui savait très bien à quoi était en train de jouer son petit-copain, et qui savait également qu’il ne s’arrêterait pas avant l’annihilation totale de toute volonté chez son interlocutrice, intervint pour faire diversion en changeant de sujet. Une entraide sororale très louable, qui fut aidée par l’arrivée du serveur qui apporta les plats précédemment commandés. Les assiettes furent disposées sur la nappe blanche. Karl, ayant reçu la sienne, s’adressa au jeune homme qui venait de le servir :

— Dis-donc mon gars, j’espère qu’en cuisine, vous ne vous êtes pas frottés le zboub sur ma cuisse de poulet, hein ?

Ne doutons pas un instant que notre farceur, s’il avait été en situation de le faire, aurait mis à exécution cette étrange idée. Le serveur resta bouche bée devant une telle absence de gêne.

— En tout cas, si je trouve un poil de couille dans mon assiette, je vais me plaindre au patron ! crut bon de rajouter le client exigeant.

Joe, qui connaissait les desseins de Julia, à savoir jouer les entremetteuses, se délectait de voir son ami au meilleur de sa forme, à l’apogée du bon goût et du raffinement. Karl, qui lui ne se doutait de rien, tenait à merveille son rôle de gendre idéal, d’homme bon à marier.

D’humeur taquine, Joe tenta d’accélérer le processus déjà en marche :

— Donc, Coralie, tu connaissais mon ami Karl ? Il aime beaucoup plaisanter, mais c’est un gentil garçon.

— Je le vois pour la première fois ce soir, répondit-elle en se sentant obligée de faire un sourire à l’intéressé.

— Et je crois savoir que vous êtes tous les deux célibataires, ajouta peu subtilement Joe.

Coralie rougit un peu, Julia bouillonnait d’impuissance en voyant son plan compromis. Karl trouva alors fort à propos de dire :

— D’ailleurs, vous savez pourquoi la majorité des hommes ne veulent pas se marier ? Parce qu’il n’est pas nécessaire d’investir dans une poissonnerie pour 20 grammes de moule.

Joe, dont les vœux étaient exaucés au-delà de ses espérances, ria jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. Il tapait des poings sur la table, essayant de retrouver son souffle, sous le regard noir de Julia ainsi que des autres clients alentour qui commençaient à être importunés par le langage et le vacarme de la tablée.

Pourtant Karl, se chauffant et s’entraînant lui-même, pris de frénésie humoristique en somme, décida de continuer sur sa lancée. Croyant que Coralie était désormais suffisamment à l’aise, il s’adressa à elle en ces termes :

— Au fait, excuse-moi ma belle, mais tu as du poil sur la poitrine ou bien c’est ton décolleté qui est très profond ?

La pauvre fille demeura interdite, tandis que Joe frôlait le malaise, écarlate, incapable qu’il était de ventiler entre deux spasmes de rire. Il fut obligé de quitter la table pour aller prendre un peu l’air.

Afin d’évacuer sa frustration, Julia se mit à pester à l’encontre de sa nourriture :

— Il est vraiment à gerber ce putain de steak. Je ne sais pas quel est le trou du cul qui m’a cuit cette semelle de merde, mais j’espère qu’il va se rôtir les burnes sur sa plaque de cuisson cet empafé pourri.

— Bon les filles, intervint Karl en se levant à son tour, je vais vous laisser quelques minutes, j’ai « une taupe qui gratte à l’entrée du terrier », je dois « libérer Nelson Mandela », je vais « emmener les copains à la piscine », il faut que j’aille « démouler un cake », j’ai « le cigare au bord des lèvres », je vais « parachuter un régiment de congolais », je dois « couler un bronze », il faut que je « lâche du lest », je vais « servir la mousse au chocolat du patron », je dois « donner l’autonomie à la Corse », j’ai « un alien dans le bide », je vais « déposer le bilan », j’ai « le boeing en bout de piste », ma « fusée Ariane va décoller », j’ai « une quiche au four », je vais « bombarder Pearl Harbor », le « train à charbon va sortir du tunnel », je vais « faire monter le niveau de la mer », je dois « changer l’eau du poisson »…

Il avait égrainé méticuleusement toute la liste des métaphores qu’il connaissait sur le sujet, mimant pour chacune d’elles le geste des guillemets avec les doigts. C’était une collection dont il était particulièrement fier, et il considérait le fait de l’offrir de la sorte comme étant une grande faveur. Les deux spectatrices, qui se retrouvèrent seules à table, ne furent pourtant pas spécialement emballées par la performance, et demeurèrent peu sensibles au privilège qui leur avait été fait.

Tenant toujours malgré tout à faire tourner sa petite agence matrimoniale, Julia profita de l’absence des deux garçons pour tenter tant bien que mal de redresser la barre, essayant de souligner certaines qualités bien cachées chez ce Don Juan insolite, et s’excusant de la tournure qu’avait prise la soirée. Coralie, bien que consternée, se voulut rassurante et affirma à sa sœur, que tout allait bien.

Joe, qui avait retrouvé son calme au grand air, revint s’asseoir, suivi de Karl, qui par souci de précision, voulut absolument tenir au courant ses convives au sujet du déroulement de l’affaire qui l’avait occupé :

— Hé ben les amis, je viens de lâcher un bouseau comme c’est pas permis. Et manque de bol, la chasse d’eau ne marchait pas. Donc je plains le pauvre gusse qui va se pointer là-dedans. Rien qu’avec l’odeur, faudra sûrement appeler le SAMU.

Julia observa sa sœur du coin de l’œil afin de guetter sa réaction. Celle-ci ne laissa poindre qu’un léger pincement des lèvres.

Joe faillit repartir dans un fou-rire incontrôlable, mais il parvint à se contenir. Il engloutit une partie de son plat, et estima qu’il n’était pas encore rassasié concernant le harcèlement psychologique qu’il avait entamé à l’encontre de Coralie.

— Changeons de sujet, même si c’était très intéressant, dit-il. Ma chère Coralie, je sais que tu es quelqu’un de très altruiste. Est-ce que tu t’occupes d’œuvres caritatives ?

— Oui, répondit-elle, ravie à l’idée que la discussion reprenne un peu de hauteur. J’interviens dans plusieurs associations. En fait, je lutte contre l’exploitation humaine et la souffrance en général.

— Ah, très bien, dit Joe avec un sourire en coin. Il en faut des gens comme toi. Et ça n’a rien à voir, mais est-ce que tu fumes toujours du cannabis ?

— Euh, oui, répondit-elle en hésitant. Mais pourquoi tu me demandes ça ?

— Oh, tout simplement parce qu’en achetant ton shit, tu n’ignores sans doute pas que tu cautionnes et que tu entretiens tout un système fait de coercition et de violence. Depuis les paysans qui font pousser le chanvre et qui sont exploités et menacés constamment par les cartels, jusqu’aux familles en banlieue qui sous la menace et les coups doivent se plier aux exigences des dealers, en passant par les « mules », qui à cause de leur grande pauvreté, acceptent de risquer la mort pour transporter la marchandise. Donc, tu ne trouves pas qu’il y a comme une légère contradiction entre ton discours et tes actes, ma chère amie ?

— Tu ne veux pas me laisser tranquille ? s’impatienta-t-elle.

— J’essaie juste de comprendre, c’est pas pour t’embêter.

Coralie se pencha alors pour regarder sous la table, puis se redressant avec une lueur de victoire dans les yeux, elle répliqua :

— Tu peux parler toi ! Regarde les baskets que tu portes ! Tu ne sais pas qu’elles sont fabriquées par des enfants en Chine ? Tu cautionnes aussi ça en les achetant !

Julia, qui jusque-là voulait venir en aide à sa sœur, se ravisa en voyant avec quelle naïveté elle tombait dans les pièges tendus par Joe. De son côté, Karl enchaînait les verres de vin.

— Premièrement, je te rappelle que ce n’est pas moi qui me suis annoncé comme étant le sauveur de l’humanité, répondit Joe. Deuxièmement, pour quand même répondre à ton argument, que se passerait-il d’après toi si d’un coup plus personne n’achetait ces chaussures ? Y as-tu seulement pensé ? Tu crois que les enfants sortiraient des usines, se donneraient la main et feraient une grande farandole en chantant gaiement, attendant l’heure du goûter pour déguster des sucreries dans leur monde désormais idyllique ? Mais non ma pauvre, ils seraient tout simplement exploités pour d’autres tâches peut-être pires encore. Ta vision du fonctionnement global d’un pays comme la Chine, ainsi que de tout le système économique planétaire, est bien trop simpliste. Ce sont des arguments qui fonctionnent sûrement très bien parmi tes petits copains rastas qui refont le monde depuis leur canapé en fumant de l’herbe, mais une fois dans le vrai monde, ça devient plus ridicule qu’autre chose.

— On ne peut pas discuter avec toi, esquiva Coralie.

— Si tu entends par là que tu ne peux pas converser parce que tu es dans l’incapacité de trouver des réponses valables, alors je prends note de ta reddition, dit Joe qui ne voulait rien lâcher et souhaitait mener à terme son entreprise de démolition verbale.

C’est une chose connue que dans un débat, les participants ne sont en aucun cas là dans l’optique d’affiner leur avis sur un sujet, ni de modifier leurs opinions en écoutant les autres, mais bien de marteler leurs idées préconçues sans jamais ne serait-ce qu’envisager d’écouter sincèrement ce qu’a à dire la partie adverse. Les militants politiques représentent ainsi le paroxysme de la malhonnêteté intellectuelle, car leur fonction sous-entend qu’ils ne peuvent pas avoir tort, qu’ils détiennent l’unique vérité, et qu’ils doivent en convaincre le monde entier. Les débats politiques apparaissent alors comme d’amusants dialogues de sourds, opposants deux clowns pour qui les arguments adverses ne constituent que des pauses entrecoupant leur propre récitation apprise par cœur.

La discussion qui avait lieu entre Joe et Coralie ne faisait pas exception. Aucun d’eux ne pourrait ni ne voudrait réfléchir sincèrement au point de vue de l’autre. Mais au-delà de ça, Coralie était véritablement prise en étau entre les grossièretés de Karl d’un côté, et les attaques incessantes de Joe de l’autre. Elle se rendait peu à peu compte qu’elle était tombée dans un traquenard duquel elle souhaitait s’échapper le plus vite possible.

Elle toucha à peine au contenu de son assiette, ne buvant que de l’eau, s’enfermant pour le reste du repas dans un mutisme dont elle ne sortit laconiquement que lorsque cela fut strictement nécessaire. Jusqu’au bout titillée par Joe et auditivement outragée par un Karl survolté, elle vécut l’arrivée de l’addition comme une véritable délivrance.

La facture fut payée et vint le moment de se quitter.

— Merci à tous, ce fut un plaisir ! dit Joe moqueusement.

— Ouais, c’est ça…, se contenta de répondre Julia.

Karl, qui avait beaucoup trop bu de vin, titubait et ne parvenait à rien dire d’intelligible. Toute son attention et son énergie étaient focalisées sur le fait de se maintenir debout.

Chacun se fit la bise avant le départ, de façon plus ou moins sincère. Quand ce fut le tour de Karl et Coralie, celui-ci trébucha en avant, se raccrochant des deux mains à la jeune femme qui tenta de le repousser. Perdant alors tout contrôle sur son estomac, il envoya une énorme gerbe rougeâtre sur le buste de la malheureuse invitée, la livrant ainsi à un abominable tourment d’odeurs et de sensations qu’elle ne pourrait jamais oublier.

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S
&quot;Joe, dont les vœux étaient exaucés au-delà de ses espérances, ria jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.&quot; N'aurais tu pas dû écrire 'rit' ou même 'riait' plutôt que 'ria' (dont je ne suis pas sûr qu'il existe..) <br /> <br /> Sinon La Coralie elle aime bien tendre la baton avec lequel elle se fera battre par le suite :-) Et bien que je sois d'accord avec la description que tu fais des débats, ici comme l'a si bien dit Joe elle n'a simplement pas d'argument pour etayer ses dires ou aller cntre ceux de Joe :-)
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E
Oui, boulette dans la conjugaison. Merci.