Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
sage-et-lune.over-blog.com

Chapitre 6

13 Juin 2013 , Rédigé par Eddy Lavallée

La radio dans la cuisine de Joe diffusait « Mambo n°5 » de Lou Bega, un des tubes du moment. Un bol rempli d’eau tournait paisiblement sur le plateau du micro-ondes qui ronronnait. Vêtue d’une robe de chambre rose qui dévoilait en un large décolleté sa peau nue en dessous, Julia choisissait un sachet de thé parmi plusieurs rangées dans une boîte métallique. Ses longs cheveux décolorés en blond tombaient négligemment sur ses épaules, exhalant un parfum d’amende douce. La petite horloge ronde à aiguilles située au-dessus du frigo indiquait 1h45.

Julia entendit la porte d’entrée s’ouvrir.

— Ah ! Ah ! On les a bien défoncés ces cons ! claironna Karl qui portait à grand peine le coffre-fort avec l’aide de Joe.

Ils posèrent le pesant cube métallique dans l’entrée et firent un deuxième aller-retour à la camionnette pour ramener les sacs contenant la collection d’armes. Ils s’installèrent ensuite autour de la petite table de la cuisine pour y prendre une collation. Karl n’avait pas cessé un instant de fanfaronner depuis son arrivée. A l’entendre, il avait dévalisé la réserve d’or de la Banque de France et mis en déroute tout un bataillon. La magnificence du tableau qu’il peignait oralement au sujet de ses exploits ne trouvait de limite que dans la pauvreté de son vocabulaire. On ne savait pas bien s’il cherchait à s’enivrer lui-même de ses paroles ou s’il pensait vraiment parvenir à convaincre son auditoire de la véracité de ses dires.

— Bon, il ne va pas fermer son claque-merde deux secondes l’ahuri ? s’impatienta Julia.

— Hé, la mégère ! répondit Karl. Tu peux critiquer tant que tu veux, n’empêche qu’on a le coffre et les armes.

— Ouais, bah j’attends de voir, dit-elle. Parce que rien ne prouve qu’il n’y a pas peau de balle dans votre meuble, ni que vos pétoires ne sont pas que des bibelots foireux pour vieux cons.

Joe tartinait avec entrain un morceau de pâté de lapin sur une tranche de pain grillé. Les émotions qu’il avait eues avaient aiguisé son appétit. Il avala une grande bouchée et intervint :

— Concernant le coffre, il n’est pas vide, car on a senti des choses bouger à l’intérieur quand on l’a transporté. Dès demain, je l’emmène chez un gars que je connais, qui pour dix pour cent de la valeur du contenu, t’ouvre n’importe quoi.

Il croqua alors goulûment une autre bouchée de sa tartine.

— Et pour les armes ? demanda Karl. T’as une idée ? Moi je veux bien en garder quelques-unes pour mon usage personnel, en passant.

— Non, je n’y connais rien, mais je suis persuadé que ça vaut une fortune. Par contre, pour les revendre, ça va être compliqué. Il faut s’adresser à quelqu’un qui a accès à des réseaux élevés.

— Ouais, et c’est sûr que deux petzouilles comme vous ne connaissent pas des gens comme-ça, dit Julia. Vous n’êtes que des branquignoles, et dès que ça dépasse le vol de poules, vous êtes aussi paumés qu’une couille au pays des gouines.

— En fait si, j’en connais bien un, dit Joe pensif. Mais c’est pas une bonne idée.

— Tu penses au même que moi ? demanda Karl.

— J’aime à croire que nous ne pensons jamais à la même chose mon ami. Seulement pour le coup, si c’est bien au Rital que tu fais allusion, alors oui.

— Ouais, c’est bien à cette enflure que je pense, dit Karl. On va le voir ?

— On ne peut clairement pas lui faire confiance, répondit Joe. Je préfère perdre de l’argent que d’avoir affaire à lui. Etant donné que tu connais sa réputation et sa façon de fonctionner, je ne peux pas croire que tu sois assez abruti pour vouloir quand même aller traiter avec lui.

— Si tu crois qu’il me fait peur le Rital…

— Ah non mais je sais bien que tu n’as pas peur, dit Joe. Tu sais, avoir peur demande un minimum de compréhension des événements, de la capacité à se projeter dans l’avenir, de l’anticipation, et un instinct de survie en état de marche. Donc je le répète, je suis parfaitement conscient que tu n’as pas peur, y a pas de soucis. Par contre n’essaie pas d’embarquer les gens sains d’esprit dans tes délires. Nous ne nous jetterons pas dans la gueule du loup.

— Et voilà, qu’est-ce que je disais ? jubila Julia, son bol de thé fumant dans les mains. Deux branques, deux sans-couilles, voilà ce que vous êtes.

— Ma tendre chérie aux paroles si douces, dit Joe. Il me semble évident que tu ne sais pas du tout de qui nous parlons, ce qui ne t’empêche pas, comme à ton habitude, de nous gratifier de ton avis éclairé. Seulement laisse-moi te raconter une histoire sur ce mec, ça te donnera une idée un peu plus juste.

Julia, sans même prendre la peine de répondre, l’encouragea du regard à poursuivre.

— Un jour, un commerçant du coin qui se faisait harceler par une bande de jeunes branleurs vient faire appel au Rital pour lui demander de le protéger. Celui-ci accepte, en échange de quoi il exige de pouvoir se servir de son commerce pour blanchir de l’argent. En somme, c’est le deal classique pour une protection mafieuse. Sauf qu’au bout de quelques mois, le Rital estime que ça ne lui suffit plus. Il fait enlever la femme ainsi que les deux petites filles du gars et le menace de les tuer, après différents sévices évidemment, s’il n’accède pas à deux de ses requêtes : premièrement, il doit souscrire un nouveau contrat d’assurance pour les locaux de son commerce, mais dont le bénéficiaire est le Rital (ou plutôt un nom d’emprunt quelconque, les détails étant gérés par un avocat véreux). Deuxièmement, il doit prendre une assurance-vie sur sa tête, dont le bénéficiaire exclusif en cas de décès, par un autre montage légal, est encore une fois le Rital. Le commerçant, qui sait qu’il ne peut pas faire appel à la police, s’exécute. Mort de trouille pour sa famille, il signe les deux contrats. Une semaine plus tard, alors qu’il travaille dans ses locaux, sa famille encore séquestrée, des hommes de main du mafieux mettent le feu au bâtiment, brûlant absolument tout, y compris le père de famille qui se trouve à l’intérieur. Le Rital, faisant d’une pierre deux coups, touche alors les indemnisations d’assurance pour le commerce et le commerçant. La femme et les deux fillettes n’ont jamais été revues.

Joe, laissant opérer l’effet de son récit, décapsula avec application une canette de bière brune.

— Alors, t’en penses quoi ma belle ? reprit-il finalement. Il te plaît cet homme-là ?

Devant l’absence de réponse de sa petite-amie, qui visiblement avait été un peu choquée, il conclut :

— Sérieusement, il est hors de question d’aller voir ce type. Et même si on n’arrive jamais à revendre notre marchandise, ça vaut toujours mieux que de se faire buter. Fin de la discussion pour ma part.

Ce jugement sans appel clôtura le sujet, laissant alors place à plus de légèreté, ainsi qu’à une certaine euphorie dont les protagonistes profitèrent, fêtant leur succès durant une partie de la nuit.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article