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Chapitre 17

2 Juin 2013 , Rédigé par Eddy Lavallée

Joe ouvrit les yeux.

Il était allongé sur le dos et ne reconnut pas le plafond qu’il vit au-dessus de lui. Il tenta de se relever en prenant appui sur ses mains, mais chaque partie de son corps se rebella avec une telle violence qu’il ne put que se laisser retomber dans un soupir d’impuissance. Tous ses muscles, toutes ses articulations étaient abîmées, et la vague de douleur mit quelques instants à refluer. Même respirer lui était pénible.

Il observa autant qu’il put les environs. Il se trouvait dans ce qui semblait être une petite chambre. Les murs étaient recouverts d’un crépi qui fut probablement blanc à une époque, mais qui désormais, selon les différentes couches de crasses, allait du gris au marron. Le mobilier, outre le lit sur lequel il reposait, se cantonnait à une chaise ainsi qu’à une petite table en bois. Un crucifix noir était accroché au-dessus de lui, et une peinture représentant un saint quelconque trônait sur le mur en face. Le tout baignait dans une odeur de renfermé et de moisi.

Les derniers souvenirs de Joe le ramenaient dans la salle de torture. Il ne savait pas combien de jours il y était resté, car toute notion du temps y avait été rendue impossible par l’absence de sommeil et les tourments subis. Les images des sévices lui revinrent, par flashes, avec toute la souffrance à laquelle elles étaient associées. Ses membres se crispèrent en revivant ces scènes, et une boule d’angoisse prit forme dans son estomac. La dernière épreuve dont il se souvenait assez distinctement était une noyade partielle à répétition dans une bassine d’eau. La sensation d’asphyxie et de l’eau s’engouffrant dans sa gorge le submergea à nouveau. Il s’efforça de ne plus y penser.

Après une courte réflexion, et voyant qu’il n’était plus attaché, Joe se dit que d’une manière ou d’une autre, il ne devait plus se trouver dans les sous-sols du manoir. Il aurait voulu se remettre debout et ouvrir la porte de la chambre, mais l’état de son corps l’en empêchait. Voilà pourquoi il utilisa sa dernière option.

— Il y a quelqu’un ?! cria-t-il.

Il tendit l’oreille afin de guetter toute réponse. Un instant plus tard, il perçut un bruit de pas. Alors que ces pas se firent de plus en plus proches, Joe fut prit d’un doute affreux : et si, pour une raison quelconque, ses bourreaux l’avaient placé dans une chambre du manoir pour venir l’y rechercher plus tard ? L’avaient-ils laissé se reposer afin qu’il redevienne une victime plus intéressante ? Alors dans ce cas, il venait tout simplement de les appeler pour leur annoncer qu’il était prêt.

Quand la clenche de la porte de sa chambre s’abaissa, Joe eut une bouffée de chaleur. La porte s’entrouvrit, et un bras noueux apparut, suivit d’une tête ornée d’une touffe de cheveux gris. Rien qui ne lui rappelât l’un de ses tourmenteurs. Il respira de nouveau librement.

Le vieil homme qui venait d’entrer s’approcha du lit d’un pas sûr, mais qui accusait tout de même le poids des années.

— Alors jeune homme, ça y est, on est réveillé ?

Sa voix était étonnamment grave. Son visage était un assemblage de rides bronzées, comme s’il avait passé toute sa vie à affronter le soleil et le vent. Ses grands yeux bleus lui donnaient un regard intelligent et scrutateur.

— Où suis-je ? demanda Joe.

— Et où penses-tu être ?

— Je ne sais pas, voilà pourquoi je demande… Et qui êtes-vous d’abord ?

— Tu l’ignores ?

Joe commençait à s’impatienter.

— Pourquoi répondez-vous tout le temps à une question par une autre question ?

— Je fais ça, moi ?

Cette fois-ci, Joe sourit. Il comprit qu’il n’avait pas affaire à un papy ordinaire. Celui-ci lui rendit son sourire avec un brin de malice.

— Je vais te répondre quand même, dit-il. Tu te trouves dans la galaxie de la Voie Lactée ; dans le système solaire ; sur la planète Terre ; sur la plaque tectonique eurasiatique ; sur un plateau calcaire menant aux falaises qui se jettent dans la Manche ; dans ma ferme, enfin. Quant à moi, je ne suis que l’humble habitant de cette ferme.

Joe n’en savait pas beaucoup plus, mais s’amusait de voir son interlocuteur se révéler être de plus en plus atypique.

— Je n’ose pas vous demander comment j’ai atterri ici…

— C’est déjà un progrès ! Même si tu me le demandes quand même de façon grossièrement camouflée… Il se trouve que nous vous avons trouvé, toi et un autre garçon, nus et inconscients à l’entrée de notre propriété. Nous vous avons alors transportés à l’intérieur et vous avons soignés.

— Un autre garçon ? Ce doit être mon ami. Comment va-t-il ?

— Il est toujours dans le coma. Ma femme s’en occupe. Toi tu as mis plus de trente-six heures pour te réveiller.

— Mais pourquoi ne nous avez-vous pas emmené à l’hôpital ? s’étonna Joe. Il faut appeler les secours pour mon ami, il a besoin d’une aide médicale !

— Du calme, tu ne sais pas de quoi tu parles.

— Mais arrêtez votre délire ! Vous faites quoi là ? Vous nous séquestrez ?

— Du tout, jeune homme. Vous pouvez partir quand vous voulez. Ou plutôt quand vous pourrez, car j’imagine que tu as déjà essayé de te lever. Non, la vérité, c’est que tu es un ignorant, qui comme tout ignorant, se permet pourtant de juger sans cesse, alors qu’il en est par définition incapable. Mais à ce propos, laisse-moi te conter une petite histoire qui en vaut bien une autre. Tu as de toute façon, si je ne m’abuse, un peu de temps à tuer.

Le vieil homme s’empara alors de la chaise qui était rangée sous la petite table en bois, la déposa près du lit de Karl, et s’assit en prenant soin de maintenir son dos bien droit.

— Alors voilà, reprit-il en joignant les mains.

« Jadis, un Maître de Sagesse, pour des raisons connues de lui seul, exerçait en parallèle le métier de passeur sur un fleuve très large. Ce passage était éloigné de tout pont, ce qui fait qu’avec sa barque, le Maître faisait économiser aux voyageurs une bonne journée de marche.

Un jour, un grand savant vient lui demander de le faire traverser jusqu’à l’autre rive. Le Maître-passeur accepte, prenant bien soin de parler en commettant de nombreuses fautes de grammaire. Ajoutant à ceci le fait qu’il soit vêtu de guenilles sans valeur, il n’en faut pas plus au savant pour se faire une idée bien arrêtée sur le personnage.

Une fois son passager à bord, le Maître commence à ramer. Le savant, alors, de nature pédante, ne peut s’empêcher de lui demander :

— Comment se fait-il que vous parliez si mal ? N’avez-vous jamais appris à utiliser la syntaxe correctement ?

— Nan, répond-il avec un sourire en coin. Je cause comme qu’on m’a appris.

— Ah. Et savez-vous combien font deux tiers de douze, mon brave ?

— Nan.

— Et comment calcule-t-on la surface d’un carré ?

— Je sais pas.

— Hé bien, dit le savant, j’ai le regret de vous annoncer que comme vous n’avez jamais rien appris de tout cela, vous avez perdu la moitié de votre vie !

A ce moment-là, une violente tempête éclate. La barque est secouée de telle manière qu’il parait inévitable qu’elle chavire. Le savant est terrorisé et se cramponne comme il peut. Le Maître-passeur se rapproche alors de lui et lui demande :

— Vous n’avez jamais appris à nager ?

— Non, jamais…

— Alors j’ai le regret de vous annoncer que c’est la totalité de votre vie que vous allez perdre. »

Le vieil homme, après avoir observé la réaction de son auditeur, se releva de sa chaise et se dirigea vers la porte.

— Je te laisse réfléchir à tout ça, dit-il avec une moue malicieuse. Ou pas. Après tout, tu peux bien faire ce que tu veux.

Il sortit de la chambre, et juste avant de refermer la porte, il ajouta :

— Ma femme viendra t’apporter de quoi manger et te soigner.

Joe fut alors de nouveau seul, plus perplexe que jamais. Il était visiblement en sécurité, mais ne savait absolument pas à quoi s’en tenir.

Il plongea dans ses pensées un instant. Il y avait en lui une partie de détruite. Cette partie – constituée entre autres de sa confiance en l’être humain, de sa confiance en lui-même, de sa joie de vivre – était restée dans la salle de torture, et il savait qu’il ne la récupérerait pas. Il ne serait plus jamais vraiment le même. Et à la place de cet emplacement vacant, il sentait s’immiscer une profonde colère, doublée d’une haine intense. Ce changement ne lui annonçait rien de bon.

Joe essaya de se reposer, et ne put s’empêcher de repenser à l’histoire qu’il venait d’entendre.

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