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Chapitre 11

8 Juin 2013 , Rédigé par Eddy Lavallée

Celui qui se faisait ainsi appeler « le Rital » était le chef d’une petite organisation mafieuse qui officiait dans le Pays de Caux. Il eût évidemment préféré qu’au lieu de « chef », nous utilisassions le terme de « parrain », mais ce serait usurper ce mot que de l’employer pour qualifier un si modeste hors-la-loi, or nous souhaitons demeurer précis en tout. Ce petit chef mafieux, donc, tenait son surnom du fait que son paternel était à moitié italien. Et il est évident que cet élément de généalogie, pour ce jeune rebelle qui avait tant rêvé devant Scarface et qui souhaitait importer en Normandie le modèle de la Cosa Nostra sicilienne, avait été une aubaine de légitimation toute trouvée. Le fait qu’il n’eût jamais mis les pieds en Sicile, ni encore moins fait partie d’une famille mafieuse, ne fut apparemment pas un obstacle dans l’esprit de ses vassaux, pour qui la consonance italienne de son patronyme suffisait amplement.

Son secteur d’activité avait trait à tout ce qui touchait de près ou de loin au commerce illégal : drogue, contrebande, vol, blanchiment, jeu, sur lesquels il possédait un quasi-monopole sur la vingtaine de villages alentours.

Peu connu de la population lambda – ses victimes mises à part –, mais incontournable pour tous les petits escrocs du coin, sa réputation – dont Joe nous a déjà donné un aperçu – suffisait à ce qu’on ne lui disputât pas sa place. D’aucuns diraient qu’il avait volontairement agi de la sorte afin de terroriser ses concurrents, mais la réalité était qu’il aimait tout simplement la cruauté et qu’il était dénué de tout sens moral.

La Renault blanche sillonnait tranquillement les étroites routes de campagne. Joe, au volant, commençait à se dérider et même à apprécier l’aspect comique de la situation. Il s’étonnait de pouvoir encore être surpris par les frasques de son ami, mais force était de constater que Karl n’avait pas de limites en termes d’inconséquence et qu’il n’aurait de cesse de prendre à contrepied toutes les prédictions faites à son égard.

Joe abaissa sa vitre, car il faisait chaud dans l’habitacle, et alluma l’autoradio, tombant sur un flash d’informations :

« …Et nous apprenons aujourd’hui que selon une dernière expertise, les travaux visant à réhabiliter le tunnel du Mont-Blanc devraient durer 3 ans et coûter 1,5 milliards de francs. En effet, depuis ce tragique incendie qui a eu lieu du 24 au 26 mars dernier à cause d’un semi-remorque belge et qui a fait 39 morts, le tunnel reliant la France et l’Italie est fermé à la circulation et ne devrait rouvrir qu’en 2002. Une enquête est toujours en cours pour déterminer les différentes responsabilités à l’origine de ce drame.

Football : Les Bleus suivent actuellement un stage à Clairefontaine afin de préparer leur prochaine échéance qui les opposera à… »

— Bah je suis bien content de ne pas payer d’impôts, dit Karl, parce que ça me ferait bien chier de devoir mettre la main à la poche pour réparer ces conneries. Pis de toute façon, j’ai pas l’intention d’aller chez ces trous du cul d’italiens.

La camionnette bifurqua alors à gauche pour emprunter une petite allée menant à une propriété.

— C’est là, annonça Joe. A partir de maintenant, il va falloir la jouer serré. Surtout, tu me laisses parler, et tu n’ouvres la bouche que si c’est strictement nécessaire, ok ?

— C’est bon…

— Non, c’est pas bon. Dis-moi que tu as compris et que tu ne verbaliseras pas les différentes conneries qui te passeront par la tête. Tu vois, je suis sympa, je ne t’empêche pas d’avoir des débilités qui te polluent l’esprit, tout ce que je te demande, c’est de ne les convertir ni en mots ni en actes. Alors ? On est d’accord, et c’est moi qui parle ?

— Ouaip, se résigna Karl.

Joe stoppa le véhicule devant l’imposant portail qui barrait l’entrée, puis appuya sur la sonnette. Peu après, faisant crisser le gravier sous ses pas, un homme tenant un énorme rottweiler en laisse vint à leur rencontre.

— Vous voulez quoi ? demanda-t-il d’une voix grave et peu amène.

— On voudrait proposer de la marchandise au Rital, répondit Joe.

L’homme les dévisagea, tandis que son molosse commençait à grogner, l’écume aux babines. Cet examen visuel appuyé déplut à Karl, qui eut bien du mal à réfréner son envie de faire une réflexion.

— C’est bon, dit finalement ce cerbère de pacotille. Vous allez suivre l’allée et vous garer devant la maison.

Ayant dit cela, il appuya sur un bouton qui déclencha l’ouverture du portail métallique. Nos amis suivirent les instructions et prirent l’allée de gravier qui traversait le terrain jusqu’à la maison.

En fait de maison, il s’agissait en réalité d’un manoir qui avait été bâti au 18ème siècle par une famille noble de la région. Sa façade en pierre blanche et ses nombreuses fenêtres, qui en cette heure reflétaient le soleil, étaient à ce point éblouissants que les deux visiteurs durent plisser les yeux. Deux tours aux toits en cône encadraient solennellement le corps du bâtiment qui s’élevait sur trois étages. Tout autour s’étendait un vaste terrain au gazon très vert et coupé ras, lui-même délimité par une grande ceinture de hêtres et de bouleaux.

Juste devant la bâtisse s’étalait un large parterre de gravier sur lequel étaient stationnés plusieurs véhicules, dont une Ford Mustang cabriolet de 1968 qui attira l’attention de Karl.

Joe et Karl mirent pieds à terre, vite rejoints par l’homme au chien qui leur fit signe de se diriger vers la porte d’entrée. Celle-ci était surélevée et l’on y accédait en gravissant les marches en pierre d’un perron, au-dessus duquel trônait un second homme de main, qui avait le crâne rasé et portait des lunettes. Ce dernier accueillit les visiteurs en leur demandant à tour de rôle de bien vouloir écarter bras et jambes afin de procéder à une fouille au corps. Joe se félicita d’avoir pris la décision de venir non-armé, Karl, quant à lui, avait déjà oublié.

— Entrez dans le hall, dit le second garde suite à la palpation. Je vais prévenir le boss.

L’intérieur du manoir était richement meublé et de nombreux tableaux ornaient les murs. Une odeur de boiserie et de papier d’Arménie embaumait l’atmosphère.

Peu après, l’homme qui avait procédé à la fouille réapparut.

— Le boss veut bien vous recevoir, dit-il. Suivez-moi.

Il guida alors les visiteurs à travers couloirs et pièces pour finalement parvenir à une salle dont la porte était ouverte.

— Entrez messieurs ! lança une voix de l’intérieur.

Joe pénétra en premier dans la pièce et aperçut un homme assis derrière un bureau, qu’il reconnut comme étant le Rital. Il s’agissait d’un homme ayant près de la quarantaine, dont les cheveux bruns gominés étaient plaqués vers l’arrière. Sa silhouette ainsi que ses traits étaient plutôt ronds, signe d’une alimentation riche couplée à une certaine sédentarité. Rajoutons à cela que son teint était légèrement rougeaud, ce qui faisait que l’ensemble de sa physionomie eut pu évoquer une gentille bonhommie, si ce n’avait été ces petits yeux noirs qui lui donnaient un regard inquisiteur et méchant.

Karl entra à son tour et Joe vit qu’il y avait un troisième homme de main adossé dans un coin de la pièce, dont une grande cicatrice barrait la moitié du visage. L’hôte invita les deux arrivants à s’asseoir.

— Alors comme-ça, vous voulez me vendre quelque chose ? demanda le Rital avec une affabilité feinte. Et on peut savoir ce que c’est ?

— Il s’agit d’armes de collection, répondit Joe.

Un tressaillement presque imperceptible agita le visage du mafieux.

— Et on peut les voir ces armes ?

— Oui, elles sont dans notre véhicule. Karl, tu peux aller les chercher s’il te plaît ?

Karl, à peine assis, dû se relever, puis il ressortit après avoir toisé avec arrogance les différents individus présents. Il fut escorté par l’homme au crâne rasé. Joe avait ainsi envoyé son ami car il était inenvisageable de le laisser seul avec leur hôte, ne voulant pas savoir laquelle des mèches de ces deux dynamites était la plus courte. Il décida de profiter de ce laps de temps pour faire usage d’une technique de manipulation mentale, afin d’essayer de canaliser la fougue de son interlocuteur, estimant que cela ne pourrait pas faire de mal :

— Je tiens à dire que nous sommes directement venus nous adresser à vous, car comme vous êtes un homme d’affaire intelligent et que vous savez très bien gérer un business, nous sommes sûrs que la transaction sera avantageuse pour tout le monde.

Le Rital eut un petit sourire, semblant tomber dans le panneau. Car en réalité, la technique que venait d’employer Joe est connue sous le nom d’ « étiquetage », et se sert du principe selon lequel il suffit de donner un trait de caractère ou bien une qualité au manipulé, pour que celui-ci ait tendance à le valider ensuite par les actes. Joe avait déjà utilisé cette astuce à maintes reprises par le passé, et il s’amusait notamment régulièrement à précéder une question pointue par l’entame « Toi qui t’y connais ». L’interlocuteur avait alors tendance à essayer de donner absolument une réponse, et ce même s’il n’y connaissait rien, afin de ne pas faillir à la réputation qui venait de lui être montée de toute pièce.

Dans l’attente du retour de son partenaire, Joe observa le décor autour de lui. Son attention fut attirée par une étagère située derrière le bureau, sur laquelle le portrait en noir et blanc d’Al Capone côtoyait celui de Lucky Luciano. L’hôte ne cachait pas quelles étaient ses références et ses mentors. Celui-ci patientait en se balançant sur son fauteuil et en jouant un rythme avec ses mains sur ses cuisses.

Karl réapparut bientôt, portant quatre sacs de sport. Il déposa son chargement sur le parquet au milieu de la pièce.

— Voyons voir ça…, dit le mafieux en se levant et en contournant son bureau.

Il ouvrit les sacs, regardant sommairement le contenu. Il s’emparait de temps en temps d’un des objets afin de l’observer plus en détails à la lumière d’une fenêtre. Karl commençait à s’agiter durant cette inspection, secouant nerveusement ses jambes.

— Ceci m’a l’air intéressant, dit finalement le Rital. Et plus particulièrement certaines pièces. Mais je ne peux pas vous donner un avis définitif tant que je ne les aurai pas montrées à mon expert.

— Et ce sera possible quand ? demanda Joe.

— Dès demain. Mais pour ça il faut que vous me les laissiez là.

Karl dû serrer les poings jusqu’à s’en faire mal pour parvenir à ne rien dire et ainsi respecter sa promesse de mutisme. Joe quant à lui, qui bien évidemment craignait l’entourloupe, proposa une solution en utilisant de nouveau une technique de manipulation :

— Le mieux, ce serait que vous nous versiez un petit acompte en attendant le verdict final, mais vous êtes libre de faire comme vous le souhaitez bien entendu.

Joe savait que le simple fait de préciser à la personne manipulée qu’elle est libre d’accepter ou de refuser ce qu’on lui demande suffit à considérablement augmenter les chances de réussite. Plus précisément, la demande voit ainsi son taux d’acceptation passer de 10% à presque 50%. Cette astuce, qui donne l’illusion du libre-arbitre, était d’autant plus utile face à une personne instable et égotique comme l’était le Rital.

Celui-ci réfléchit un instant, puis il sortit d’un tiroir une liasse de billets de 100 francs.

— Voilà Messieurs, dit-il, il y a 5 000 francs, repassez demain soir et je vous donnerai le reste s’il y a lieu. Cela vous va ?

— Très bien, merci, répondit Joe qui estimait qu’il avait obtenu plus que ce qu’il était permis d’espérer.

Les deux amis se levèrent de leurs sièges et réajustèrent leurs vêtements. Ils s’apprêtaient à quitter la pièce lorsque le Rital ajouta :

— Au fait Messieurs, je dois vous poser une dernière question qui aidera à l’expertise : d’où tenez-vous ces armes de collection ? Et n’hésitez pas à me dire la vérité quelle qu’elle soit, car vous savez le peu de cas que je fais de la loi.

Karl, fidèle à sa promesse de ne rien dire, regarda Joe qui répondit :

— Et bien nous ne vous cachons pas que nous les avons eues lors d’un cambriolage.

— Ah ? fit le mafieux visiblement piqué d’intérêt. Et plus précisément s’il vous plaît ?

— Nous avons dévalisé une maison à quinze kilomètres d’ici, avant-hier.

Le sourire de façade du Rital se changea en rictus.

— J’ai entendu parler de cette affaire, dit-il. Vous y avez croisé d’autres cambrioleurs, n’est-ce pas ?

— C’est exact, répondit Joe un peu étonné. Nous avons eu maille à partir avec deux individus qui tentaient de nous voler la priorité.

— Voilà, c’est bien ça…, confirma le questionneur.

Il fit alors un geste discret qui s’adressait à ses hommes de main. Ceux-ci réagirent aussitôt en sortant leurs armes de poing de leurs étuis, puis mirent en joue les deux acolytes.

— C’est quoi ce bordel ?! explosa Karl qui brisa ainsi son vœu de silence. Qu’est-ce que vous nous faites bande de sales baltringues ? Attends, pose ton flingue toi, et je te mets la pire branlée de toute ta vie de merde !

— Attachez-leurs les mains, commanda simplement le Rital.

L’ homme à la cicatrice se saisit alors d’un gros rouleau d’adhésif, et tandis que ses deux autres collègues pointaient toujours leurs armes, il s’approcha de Joe et lui lia les poignets dans le dos.

— A quoi vous jouez ? demanda ce dernier au mafieux. Pourquoi faites-vous ça ?

Il n’obtint pas plus de réponse.

L’homme tenant le rouleau d’adhésif vint alors près de Karl.

— Toi mon pote, dit ce dernier, si tu me touches, je te colle un coup de boule qui te fera sauter toutes les dents. Et je peux te dire que ça te fera une sacrée gueule de con avec la cicatrice dégueue que tu as déjà.

Les hommes armés tendirent leurs bras pour montrer qu’ils étaient prêts à tirer.

— Ecoute mon gars, dit le Rital, continue comme-ça et on va te descendre. Et crois-moi, ça ne nous fera ni chaud ni froid. Tu ne seras ni le premier ni le dernier. On balancera ta charogne dans la Manche, et tu seras récupéré dans quelques mois par un chalutier, tout bleu, tout gonflé, et déjà bien entamé par les poissons. Donc maintenant c’est toi qui décides. On te dégomme tout de suite ou alors tu te laisses faire ?

Karl fut forcé de se résigner.

— Fils de pute, attends que je te chope…, rumina-t-il alors qu’il se faisait attacher à son tour.

—Très bien, dit l’hôte. Emmenez-moi ces deux rigolos au sous-sol. On va leur apprendre à se foutre de la gueule du monde.

C’est ainsi que nos deux amis furent embarqués vers un sort bien incertain.

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